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La Mention Spéciale 2010

Au chevet des maîtres du sommeil Ils sont plus de 9 000 en France à endormir les gens, mais aussi à les réveiller. Pourtant, ce ne sont pas eux que la famille vient voir après une opération ou que le patient remercie. Encore méconnue, l’anesthésie-réanimation est l’une des spécialités aux conditions de travail les plus difficiles. Enquête sur l’épuisement des maîtres du sommeil.

« En 1985, on avait l’habitude de dire que sur un cursus de 3 ans, au moins un interne se suiciderait », lâche Marc Desmidt. Anesthésiste dans un hôpital de la métropole lilloise, il a perdu deux collègues dans ces conditions. Il n’est pas le seul. « Nous on la connaît la recette pour se suicider », assène Christian Erb, un confrère du CHRU de Lille. « Un anesthésiste qui se rate, c’est qu’il est mauvais », ajoute-il. Il y a eu une « vague noire » au CHRU à la fin des années 1980 : une dizaine d’anesthésistes s’y sont donné la mort. Le dernier cas que Christian Erb a en mémoire, c’est celui d’une jeune collègue en 2000. A l’époque, aucun soutien n’avait été proposé aux praticiens qui la côtoyaient, pas de sensibilisation au problème, rien. « Si au bout du compte un médecin claque, c’est normal, c’est le métier qui veut ça ». Une étude française de 2003 montre que les médecins sont deux fois plus exposés au suicide que la population générale et selon plusieurs études américaines, les anesthésistes sont en première ligne. Le suicide est le symptôme d’un malaise plus large dans la profession: l’épuisement professionnel. Difficile à diagnostiquer, le « burnout » n’est pas une maladie, mais un ensemble de signes comme la fatigue, la dépression, la démotivation. Un peu plus de 9000 en France, les anesthésistes composent le corps le plus important d’un hôpital. Au CHRU de Lille, ils sont près de 120 sur 700 médecins. Joseph Roulier* exerce au pôle gynécologie. De 6h à 7h, il s’occupe de la paperasse. Après une rapide tournée des patients, il se rend au bloc. Pyjama vert, charlotte sur la tête et masque sur le visage, il investit en premier la salle d’opération. Le spécialiste règle le respirateur et prépare ses seringues. Le malade est endormi au gaz. Puis de la morphine, diffusée au fur et à mesure, soulage sa douleur. Toujours un œil sur les courbes des fréquences cardiaques et respiratoires, l’anesthésiste supervise le sommeil de plusieurs patients. De petites tapes sur les joues pour s’assurer que le malade a repris connaissance et il est conduit en salle de réveil. Reste à assurer son suivi, jusqu’à sa sortie de l’hôpital. Souvent, Joseph Roulier* termine sa journée vers 22h. Il en vient à préférer les gardes, « au moins il y a le repos compensatoire le lendemain ». Il en assure six en moyenne par mois, une de plus que le nombre réglementaire. Des pouvoirs publics peu concernés Une nuit de garde selon Marc Desmidt c’est « livrer un patient Asa 3 (à risque anesthésique élevé ndlr) sous colis enveloppé d’un ruban rouge pour que le chirurgien puisse l’opérer, être appelé à 7h45 du matin pour une grossesse extra utérine rompue qui n’a pas été vue par l’obstétricien de garde ». Ces chirurgiens qui le traitent comme un « prestataire de service » l’énervent. « Clairement tu ne fais pas anesthésie pour la reconnaissance », confirme un interne en anesthésie au CHRU. C’est rarement l’endormeur qui récolte les compliments et les remerciements après une opération. La surcharge de travail peut conduire à des extrêmes. L’accès quotidien à des substances comme la morphine caractérise l’anesthésie. Les praticiens en connaissent bien les dosages. Rangées dans un petit coffre rouge, à part, les ampoules de 10 mg sont soigneusement répertoriées au CHRU. Une fois vides, elles sont consignées. Mais une infirmière en anesthésie explique qu’il est facile de prétendre en avoir cassé une, sans être inquiété. Au bloc, il reste souvent un fond de produit dans la seringue, simple à subtiliser. Joseph Roulier* a constaté l’effet insidieux de la morphine. Il y a une dizaine d’années, il avait deux internes sous sa responsabilité. Trois ans plus tard, il apprenait qu’ils se piquaient régulièrement. A la même époque, un confrère de Christian Erb retrouve un interne dans le coma ; à côté de lui, une seringue. Marc Desmidt côtoie un collègue, qui a été toxicomane il y a une vingtaine d’années. Aujourd’hui guéri, il ne souhaite pas ressasser son passé. La toxicomanie n’est que « la partie émergée de l’iceberg ». Francis Bonnet, professeur d’anesthésie à Paris, est l’un des instigateurs de la première enquête française sur les addictions en milieu anesthésique en 2002. « Beaucoup d’études anglo-saxonnes mettent ce phénomène en évidence depuis des années, on a voulu rattraper notre retard. » Les résultats suggèrent que 10,9% des anesthésistes seraient abuseurs ou dépendants à une substance autre que le tabac. Soit une chance sur dix de tomber sur un médecin malade. Max-André Doppia, anesthésiste à Caen, adhère au Syndicat national des praticiens hospitaliers anesthésistes réanimateurs (SNPHAR) en 1998, pour faire évoluer le modèle culturel du « médecin héros ». En 2001, il propose deux enquêtes au ministère de la Santé, pour déterminer si les anesthésistes sont plus fatigués que les autres médecins et pour comprendre la problématique commune de la spécialité. C’est non. En 2007, il refrappe à la porte du Ministère, cette fois en tant que membre du comité de pilotage d’une enquête sur la santé des médecins au travail (SESMAT), aux côtés de Madeleine Estryn-Behar. Entre temps, une étude européenne sur la santé des soignants avait été bien accueillie. Décidés à s’engouffrer dans la brèche, ils proposent la mise en ligne d’un questionnaire sur l’altération de la santé au travail et la satisfaction professionnelle des médecins. Le ministre de la Santé de l’époque, Xavier Bertrand, exclut tout soutien financier et refuse de diffuser l’enquête. Le service communication de la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation de la santé (DHOS) ne s’exprime pas sur ces refus. La santé des médecins, « c’est un sujet qu’on a rarement abordé, je ne sais même pas si on en parle. Je ne sais pas qui est concerné au ministère ». La DHOS renvoie la balle à la médecine du travail, « dont c’est le rôle ». Le médecin, un mauvais malade La visite médicale est obligatoire pour tout le personnel d’un hôpital. Dans les faits, les médecins n’y sont convoqués que depuis peu et au mieux tous les trois ans. La raison : trop de médecins récalcitrants et pas assez de médecins du travail. Au début de l’internat, un discours sur les addictions d’une demi-heure est donné à la fac. « Ca se sait franchement », confie une jeune interne, « mais je ne pensais pas que c’était aussi répandu ». Suit un séminaire à mi-cursus. Puis, c’est à la discrétion du professeur d’en parler… ou non. Les premiers résultats SESMAT montrent que 40,2% des médecins sont en « burnout . Un plan de prévention des risques psychosociaux au travail a été annoncé en octobre par Xavier Darcos, ministre du Travail, après les récents suicides chez France Télécom. Le SNPHAR lui a adressé une lettre un mois plus tard pour lui demander d’y inclure les médecins hospitaliers. Le syndicat attend toujours une réponse. Pourquoi ce silence de la part des pouvoirs publics’ « Ils craignent la remise en cause des réformes hospitalières », avance Max-André Doppia. Avec l’organisation en pôles, l’identité professionnelle peine à trouver sa place. Les repères sont atomisés. Joseph Roulier confirme la tendance, « il y a un éclatement des postes de travail et des multiplications de blocs, d’hébergements et de consultations. Plus personne ne se voit ». Il a l’impression de travailler beaucoup plus qu’il y a dix ans. La nouvelle demande de rentabilité accélère le rythme : « Il s’écoule à peine 9 minutes entre la sortie d’un patient du bloc et l’arrivée d’un nouveau ». A 60 ans, il a cumulé plus de 300 jours supplémentaires. « Désabusé », il a décidé de partir en retraite anticipée en 2012. Des structures qui font défaut Le SNPHAR a récemment mis en ligne un observatoire de la souffrance au travail. Le syndicat veut créer une base de données nationale pour tous les médecins. Le Collège français d’anesthésie réanimation a, quant à lui, fondé une commission en avril 2009, pour enquêter sur les besoins précis de la profession. Prendre en charge un médecin malade est compliqué : il est le plus souvent dans le déni. « Le premier souci d’un médecin c’est le respect de son anonymat, imaginez qu’il croise un de ses patients dans un centre », détaille Pascal Gache, alcoologue depuis 17 ans. « Le médecin se pose toujours comme celui qui sait ce qui est mieux pour lui et s’auto médicamente le plus souvent. » Mais au Conseil de l’ordre, la politique est binaire. « Aujourd’hui c’est tout ou rien, soit le médecin peut continuer à exercer en étant malade, soit il est arrêté, ce qui est synonyme de mort sociale », explique Yves Léopold, un de ses membres. Il milite pour une troisième voie : l’obligation de soins, qui demande des structures adaptées. En Catalogne et au Québec, les programmes de prise en charge des personnels de santé font autorité. En France, le Conseil de l’ordre songe à détourner les lits de structures privées, pour les réserver aux médecins. Les addictologues et psychiatres volontaires pourraient être formés par un membre du célèbre centre barcelonais. Mais la première véritable initiative a lieu à Besançon. « Un défi », auquel Pascal Gache espère participer. Pierre Carayon, médecin à la retraite, souhaitait créer un centre d’addictologie pour pallier un manque régional. En 2003, l’idée germe d’un service dédié aux personnels de santé, en collaboration avec le Conseil de l’ordre. L’établissement sera privé, mais en convention avec le CHRU, pour former des internes. « Tout le monde trouve ça formidable, mais dès qu’on parle d’argent il n’y a plus personne », s’agace Pierre Carayon. La fondation Arc en Ciel, qui gère déjà sept établissements de santé, devrait s’occuper du côté sanitaire et financer la majorité des 10 millions d’euros de la structure par des emprunts. Si l’Agence régionale de l’hospitalisation a « validé le besoin », elle n’a en revanche arrêté aucun budget. Sept ans plus tard, la première brique n’a toujours pas été posée. Trois cent médecins –patients- sont sur la liste d’attente. Julie Koch (ESJ de Lille) * les nom et prénom ont été changés

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