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La Mention spéciale AFPA 2016

Cette mention est attribuée à Laure Andrillon, étudiante au CFJ Paris (Centre de Formation des Journalistes) pour une enquête écrite intitulée : “Maladie d’Alzheimer : les proches ont besoin d’aide”.

“Maladie d’Alzheimer : les proches ont besoin d’aide”

Accompagner au quotidien un malade d’Alzheimer requiert du temps, de l’argent et du savoir-faire. Isolés, épuisés, désemparés : qu’ils le sachent ou non, les proches ont eux aussi besoin d’aide.

Elle a déjà dû interrompre la conversation deux fois, « pour une urgence ». Sa voix, saccadée, parle de plus en plus vite. « Je remplace les médecins, les aides-soignantes, les aides à domicile. Je dois faire pour elle tout ce qu’on fait pour un enfant, sauf qu’au lieu de gagner en autonomie, elle a de plus en plus besoin de moi. » Josette, 67 ans, accompagne sa mère, atteinte d’Alzheimer comme 860 000 personnes en France aujourd’hui. Elle fait partie des trois millions d’« aidants », anonymes et non professionnels, indirectement touchés par la maladie.

La loi d’adaptation de la société à la vieillesse reconnaît depuis janvier 2016 le rôle des aidants à domicile, mais le progrès est insuffisant. Les mesures, identiques pour tous les types de dépendance, ne sont pas spécifiques à la maladie.

Alzheimer n’est pas seulement une maladie de la mémoire. Entourer un malade, c’est tenter de trouver aussi longtemps que possible des parades à la perte des repères, du vocabulaire, des gestes du quotidien. Gérer les insomnies, l’anxiété, la perte du goût et des capacités de raisonnement. Tandis que les échanges s’amenuisent, le soin nécessite de plus en plus de savoir-faire et d’investissement. Beaucoup de proches sont désemparés face à une maladie complexe, et encore taboue, qu’ils vivent dans le huis clos de leurs domiciles ou des maisons de retraite.

L’accompagnement est long : huit ans en moyenne. « Le problème d’Alzheimer, c’est combien de temps ça va durer », explique Bernard, 79 ans, lui-même atteint de la maladie de Parkinson. Sa femme a été diagnostiquée il y a douze ans. Après s’en être occupé seul pendant six ans, il s’est résolu à recourir à un Ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « Je ne peux pas m’empêcher d’aller la voir tous les jours », raconte-t-il. Chaque après-midi, il lui tient compagnie pendant quatre heures.

Il s’épuise, il le sait. Son médecin l’a déjà envoyé deux fois en maison de repos, mais il est réticent à y retourner : « À chaque fois que je suis parti me reposer quelque part, elle a perdu une capacité : la marche, puis le mouvement des bras. » Coïncidence ou conséquence ? Les proches vivent dans une constante culpabilité. « J’ai peur de disparaître et de l’abandonner, confie-t-il. Vous savez ce qu’on dit, les aidants partent d’abord. »

Les médicaments sous serrure

Quand le proche accompagne le malade à domicile, c’est toute la maison qui est transformée pour Alzheimer. Josette a quitté l’Allemagne il y a cinq ans pour vivre chez sa mère. Elle a d’abord installé un boîtier d’alarme en cas de chute, pour s’absenter de temps en temps. Mais sa mère oublie qu’elle peut s’en servir, et Josette ne la laisse plus jamais seule. Il a fallu mettre les produits ménagers et les médicaments sous serrure, déplacer l’arrivée de gaz à l’extérieur, changer les robinets trop souvent laissés ouverts, par crainte des inondations. À l’intérieur, l’emplacement des meubles et des éclairages guide sa mère.

Lentement mais sûrement, le calvaire finit toujours par devenir financier. Placer le malade en maison de retraite coûte 2 300 euros par mois, une fois les aides déduites, selon la dernière étude réalisée par France Alzheimer en 2010. Pour les familles qui maintiennent le malade à domicile, le reste à charge s’élève à 570 euros. En 2010, le niveau moyen des pensions de retraite était de 1100 euros par mois – 877 euros pour les femmes, qui représentent près des deux tiers des aidants.

« À ce prix-là, cela devient socialement sélectif »

Richard, 80 ans, a fait le choix d’un accueil de jour, pour 1200 euros par mois. Six jours sur sept, il y amène sa femme à 9 heures et vient la récupérer à 18 heures, « comme à la sortie d’une école maternelle ». A ce budget s’ajoutent 2100 euros par mois pour payer l’aide à domicile qui vient chaque soir « l’occuper, ou plutôt la surveiller ». « À ce prix-là, cela devient socialement sélectif », regrette-t-il. Il demandera bientôt une révision de l’expertise qui a fixé le montant de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) touchée par sa femme : « Le médecin pensait qu’elle pouvait s’habiller, se souvient-il. Elle savait faire les gestes, mais ne savait pas les faire dans l’ordre. » Elle ne touche que 90 euros par mois.

« L’aidant à domicile joue le rôle d’un salarié non rémunéré 24 heures sur 24 », lance Françoise Buisson, bénévole chez l’association France Alzheimer depuis cinq ans. La loi d’adaptation de la société à la vieillesse encourage l’accompagnement à domicile, mettant à profit ce que Françoise appelle « la plus dévouée des mains-d’œuvre ». En mobilisant un budget de 700 millions d’euros, financé par une taxe sur les pensions de retraite et d’invalidité, la loi prévoit une revalorisation des aides pour les personnes dépendantes. Elle favorise aussi l’équipement des domiciles des personnes âgées à revenu modeste. Mais au sujet des maisons de retraite, elle se cantonne à promettre davantage de transparence sur les tarifs.

L’article 52 invente pour les accompagnants à domicile un « droit au répit » : qu’ils soient issus ou non de la famille, ils pourront bénéficier d’une enveloppe annuelle de 500 euros maximum pour financer la prise en charge du patient. « Me donner du répit, c’est reconnaître que je travaille ! » se réjouit Josette. Mais la somme est dérisoire : elle financera tout au plus une semaine d’hébergement temporaire.

« Celui qui vient pour se former est déjà sauvé »

Cette aide ne comblera pas ce qui manque le plus aux aidants : l’information et la formation. France Alzheimer dispense gratuitement, dans 97 associations locales, un cycle de six séances, assurées par un psychologue clinicien et un bénévole formé. Mais de nombreux aidants ignorent l’existence de ces formations, ou hésitent à s’y inscrire. « Je ne supporte plus qu’on m’encourage », explique Richard. « Qui gardera ma mère ? » demande Josette, qui habite à 50 kilomètres de Chartres, le local le plus proche. « Ces initiatives touchent ceux qui en ont le moins besoin, regrette Michel Cavey, médecin gériatre. Celui qui vient pour se former est déjà sauvé. »

« Si on ne veut pas que les aidants dépérissent, il faut les professionnaliser », renchérit le gériatre. Il prône un « coaching à domicile qui accompagne les aidants de manière pratique, sur le terrain ». Il déplore le manque de dialogue avec le corps médical : « Il est très douloureux pour les proches d’accepter qu’un professionnel puisse faire mieux qu’eux. » Ce qui peut entraîner bien des maladresses, voire des « maltraitances non voulues, enrobées de tellement d’amour qu’on ne les voit pas ».

Les histoires des proches regorgent de souvenirs amers : « On m’a accusée de vouloir tuer ma mère, mais je voyais bien que les médicaments lui faisaient du mal, donc j’ai arrêté de les lui donner », avoue une aidante. Elle a congédié les unes après les autres toutes ses aides à domicile : « Elles s’y prenaient mal, cela me rendait folle. » Elle dit avoir « tout appris sur le tas », et « construit sa propre médecine ». Pour le gériatre Michel Cavey, ce manque de confiance envers les professionnels a des conséquences sur la prise en charge : « Plus de la moitié des placements en établissements arrivent par défaut, pas par choix, et quand il est trop tard, affirme-t-il. La famille s’en veut, et le malade ne peut plus s’adapter. »

« Même le personnel d’entretien devrait être formé »

La méfiance des proches est souvent fondée, selon la bénévole Françoise Buisson. Elle affirme que « les traitements inadaptés sont presque toujours la norme en établissement ». Parce qu’Alzheimer est une démence qui désoriente et apeure le malade, des actes parfois anodins – parler, se nourrir, se vêtir – deviennent traumatiques. « Combien de fois ai-je entendu parler de toilettes qui se sont mal passées et ont créé un blocage », déplore-t-elle. Pour elle, rien ne doit être laissé au hasard : « Même le personnel d’entretien devrait être formé, car les intrusions sans précaution peuvent être catastrophiques. »

Le tabou qui entoure la maladie renforce l’isolement et le silence des aidants. « En dix ans, nous n’avons jamais employé le mot Alzheimer devant mon père », se souvient Anne-Marie. « Aidante de l’aidante », elle raconte pour sa mère, « encore trop fragile pour en parler six ans après ». Le tabou s’étend à certains symptômes, comme la désinhibition ou l’agressivité. Même au sein des groupes de parole, les aveux sont gênés : « Mon mari se met à manger avec les doigts », « elle sort en pyjama », « il me donne des coups… des petits et des gros ».

Alzheimer angoisse aussi les autres, et les proches se cachent souvent. « Dire à un entretien d’embauche qu’on aide un Alzheimer, ce serait faire une erreur stratégique », rappelle Monique, qui a longtemps eu l’impression que c’était « un gros mot ». Le sociologue Serge Guérin, spécialiste du vieillissement de la population, considère que l’urgence est de « changer de mentalité vis-à-vis des aidants, pour valoriser leur courage et surtout leurs compétences, notamment auprès des recruteurs ». Anne-Marie n’oubliera pas les mots de son employeur : « Je suis désolé. Mais l’entreprise ne tourne pas autour de votre mère. »

Laure Andrillon

Crédit photo : Thierry Marro (France Stratégie)

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