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L’article du Prix 2018 de l’information sociale

“Écoles de production, le contrat de confiance”

Faire pour apprendre plutôt qu’apprendre pour faire, c’est le credo des écoles de production. En plein essor, à l’heure où l’apprentissage et la formation professionnelle sont au centre des préoccupations, ces établissements permettent à des décrocheurs, gens du voyage et immigrés de se relancer et de s’insérer sur le marché du travail. Illustration à Dole, dans le Jura, avec Juralternance.

Des odeurs d’essence et de caoutchouc chatouillent les narines. Les voitures vont et viennent. Des hommes poussent des pneus, à la main, sur un parking au revêtement abîmé. Leur conversation se mélange aux sons des moteurs et des compresseurs. L’entrée du bâtiment est séparée en plusieurs espaces. À gauche, une boutique et une salle d’attente. À droite, un bureau. Et, derrière, un atelier de réparation. Installé au fond de son siège, Jacques, la cinquantaine et le crâne dégarni, répertorie les commandes et planifie les livraisons. Bref, un garage ordinaire. Ou presque. Ici à Dole, dans le Jura, ce sont des élèves qui entretiennent les véhicules. C’est le principe des écoles de production.

Le concept est ancien, le premier établissement ayant ouvert en 1882, mais le développement récent. Quelque 25 structures sont désormais labellisées par la Fédération nationale des écoles de production (FNEP), alors qu’il n’y en avait qu’une dizaine jusqu’aux années 2000. « Il y a eu une prise de conscience autour du décrochage scolaire et une profusion des dispositifs hors contrat », explique Corentin Rémond, délégué général de la FNEP. L’idée consiste à proposer une offre complémentaire au secondaire, entre le CFA et le lycée professionnel. « Les élèves vendent de vrais produits à de vrais clients, sans faire de concurrence déloyale », précise Corentin Rémond. Le tout dans un environnement plus protecteur que celui d’une véritable entreprise.

Un seul critère : la motivation

Chaque année, environ 100.000 jeunes quittent l’école sans diplôme en France, selon le Conseil national d’évaluation du système scolaire. Les écoles de productions leur sont destinées. À Dole, le sort réservé aux gens du voyage a poussé Jean-Yves Millot à agir. « Avec ma femme Annie, enseignante auprès de cette communauté, nous nous sommes rendus compte que la plupart d’entre eux ne vont pas au collège, raconte-t-il. Ce n’est pas normal. Nous avons donc voulu leur créer un lieu de formation. » L’association Eccofor – pour écouter, comprendre et former – est ainsi née en 2012. Puis l’école de production Juralternance s’est organisée autour de deux filières entièrement gratuites : pneus et services, d’un côté, et métallerie, de l’autre. Deux secteurs qui figurent dans la liste des emplois en tension en Bourgogne-Franche-Comté.

Le lancement d’un tel établissement n’est possible qu’à partir du moment où il y a un réel besoin de main d’œuvre sur un territoire. Le Jura manque de mécaniciens et de soudeurs. L’Indre d’agents de restauration, la Haute-Garonne de chaudronniers, la Loire-Atlantique d’électriciens… Dans tous les cas, il n’y a aucun critère scolaire de recrutement. « Seule la motivation compte, souligne Jean-Yves Millot. Il n’y a pas de notes, ni de conseils de classe. » L’objectif : apprendre un métier avec ses mains. « Nous faisons des choses à l’atelier et nous corrigeons les erreurs en cours », résume le directeur. Un tiers de la semaine est consacré à la théorie et deux tiers à la pratique. Des enseignants bénévoles et des maîtres professionnels encadrent les élèves, qui ont entre 16 et 20 ans.

Savoir-faire et savoir-être

En cette matinée ensoleillée de mars, Maxime, 16 ans, et Ismaël, 17 ans, travaillent au garage. Dans leur cotte grise à bretelles, ils procèdent à des vérifications sur des pneus récupérés dans un centre de tri pour les remettre en état. Ils s’entraident en s’amusant. La bonne humeur se mêle à la rigueur. « Ils sont épanouis », témoigne Rodolphe, leur maître professionnel, entre deux conseils. Pourtant, ce n’était pas gagné d’avance. En particulier, pour Maxime. Ce Dolois a été assidu de la maternelle au CM2, avant de décrocher et d’être dirigé vers des classes spécialisées. Comme il a toujours aimé avoir les mains dans le cambouis, un ami lui a suggéré d’aller à Juralternance. « Je suis attiré par la mécanique depuis tout petit, alors ça me plaît d’être ici », avance-t-il d’une voix timide, le sourire au coin des lèvres. Il est heureux d’avoir trouvé sa voie, à l’image d’Ismaël, originaire de Guinée. Après avoir arrêté l’école en primaire, ce dernier est arrivé en France en juin 2017. Sa rencontre avec Jean-Yves Millot l’a relancé. « Je le considère comme un père », admet l’adolescent, les yeux embués.

À une dizaine de kilomètres de là, dans une pépinière d’entreprises, leurs collègues du cursus de métallerie sont réunis à l’atelier. Trois d’entre eux passent un test. Ils ont sept heures pour réaliser un portillon. Chacun est à son poste, concentré et appliqué. Seul le bruit des outils et des machines brise le silence ambiant. Équipés de casques, de gants et de lunettes de protection, certains découpent et soudent des pièces. Les autres, crayon à la bouche et règle sous le bras, dessinent des plans sur des feuilles. Régis les accompagne dans leur tâche. Disponible six heures par semaine, ce professeur à la retraite fait partie de la trentaine d’enseignants bénévoles. Il adapte ses consignes en fonction du niveau de chacun. « Même s’ils ont des lacunes, nos jeunes ont la niaque. C’est le plus important », estime-t-il.

« Nous préférons la cohésion à la compétition »

Le reste de l’effectif est rassemblé à l’étage pour une leçon de français-technologie. Dans une petite salle, où des planisphères sont affichés sur les murs, Annie, enseignante, et Océane, en service civique, reviennent sur le vocabulaire spécifique du métier. Les jeunes mesurent des pièces en métal et indiquent les données dans un tableau. Rhaman a du mal. Ce Bangladais peine, en plus, à s’exprimer en français. Il n’ose pas demander un morceau de tissu pour essuyer son ardoise. Kader, un de ses camarades, intervient. Il lui fait répéter le mot ”chiffon” jusqu’à ce qu’il le prononce bien. Les rires fusent. Cette coopération incarne l’esprit de Juralternance. « Nous préférons la cohésion à la compétition », atteste Jean-Yves Millot.

Le directeur se souvient de Dimitri, un ancien élève qui ne bougeait plus de son canapé. Il a repris confiance en lui ici. Il a décroché son diplôme avec 17 de moyenne, est aujourd’hui en terminale et s’oriente vers un BTS. « Nous ne l’avons pas changé intellectuellement, il lui fallait juste ce déclic. » Dylan, en métallerie, était dans la même situation lors de son inscription. « Il n’acceptait pas d’être photographié pour notre site lors de visites d’usines, se rappelle Jean-Yves Millot. Il avait une terrible image de lui. » Maintenant, la présence d’un appareil photo dans l’atelier ne le dérange plus.

Une insertion quasi garantie

Les clients sont séduits par la démarche. Lorsqu’il a commencé à fréquenter le garage, Cyril Arnoud avait tendance à ne confier que ses vieux véhicules. « J’ai vite compris que c’était absurde, car les services rendus sont de qualité », rigole, avec le recul, ce chef de projet informatique de 54 ans, devenu membre de l’association depuis. Et d’ajouter : « Il y a une grosse plus-value sociale. Les jeunes sont lancés sur la voie de la réussite. » Les écoles de productions ont fait leurs preuves. Le taux de réussite aux examens est de 93 % selon la FNEP. À Dole, les six candidats ont obtenu leur CAP de serrurier-métallier en 2017. Parmi eux, Falikou, 20 ans, a été récompensé de ses efforts. Des problèmes de compréhension ont longtemps freiné la progression de ce Guinéen, installé en France depuis décembre 2014. Sa persévérance a fini par payer. « J’ai de suite accroché au concept, rembobine-t-il. Je ne les remercierai jamais assez. » Depuis septembre, il est salarié en CDD chez Parrot, un fabricant d’objets en fil métallique. Il pilote un robot qui soude 350 pièces par jour. Son contrat de quatre mois a été renouvelé jusqu’en juin prochain. « Je fais ce que j’aime, affirme-t-il avec entrain. On m’a d’ailleurs promis un CDI. »

En général, les élèves qualifiés n’ont pas de mal à se faire embaucher. Par exemple, Ravoyard, une société de constructions métalliques, téléphone régulièrement à Juralternance. Les patrons cherchent des ouvriers en permanence. Les écoles de production sont un rempart crédible contre le chômage des jeunes. Pourtant, elles ne sont pas reconnues juridiquement. Un frein qui empêche les élèves de bénéficier d’un statut scolaire. Ils n’ont accès ni aux bourses, ni aux cantines, ni aux transports. « Nous n’avons le droit à rien de la part de l’État, regrette Corentin Rémond, de la FNEP. C’est au bon vouloir des collectivités. » À Dole, Juralternance dépend à 60 % de la vente directe aux clients. La Région, elle, participe à hauteur de 15 % du budget, complété par la taxe d’apprentissage et des subventions diverses. La réforme de l’apprentissage pourrait faire bouger les lignes. La FNEP espère qu’elle permettra d’élargir le réseau. 750 à 800 élèves sont actuellement inscrits dans une école de production. Huit nouveaux établissements ont prévu d’ouvrir à la rentrée prochaine. « Il y a un potentiel d’accueil de 4.000 à 5.000 jeunes », évalue Corentin Rémond. La route est encore longue. Juralternance montre le chemin à suivre.

Simon BOLLE

Crédit photo : Thierry Marro / France Stratégie

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