Outils d'accessibilité

Ajis-points-demi-006

Le Prix 2013 de l’Information Sociale

L’enquête primée cette année est un reportage rédigé par une étudiante du CFJ (Centre de Formation des Journalistes), Amélie Mougey, intitulé “Le déclin de Peugeot se lit dans les lignes de bus”. L’article traite de la baisse d’activité de l’industrie automobile sous l’angle de la réduction de couverture par les transports en commun pour acheminer les salariés sur les sites de production. Tel est l’angle original choisi par Amélie Mougey, qui ainsi a pu faire le “petit pas de côté” pour aborder, de manière originale, ce thème, particulièrement médiatisé, de la perte de vitesse du secteur automobile.

L’ARTICLE

Le déclin de Peugeot se lit dans les lignes de bus

Il y a à peine quarante ans, toute une partie de la Franche-Comté vivait au rythme de Peugeot Sochaux. De jour comme de nuit, des centaines de bus sillonnaient les routes de campagne pour mener les ouvriers à l’usine. Mais au fil des années et des baisses d’activité, la patte du Lion a réduit son empreinte sur la région.

Il est 3h30 du matin et Gilles ne devrait pas être debout. Chez Peugeot, ce lundi, comme tous les lundis du mois de mars, aurait dû être chômé. En ce moment, le carnet de commandes du constructeur est clairsemé. Un jour par semaine les ateliers de l’usine de Sochaux restent fermés. Et le chauffeur du bus qui y conduit les ouvriers, au fond de son lit. Seulement voilà, la neige, en décalant d’une semaine les livraisons de pièces, a mis son grain de sel dans la routine de l’usine centenaire. Alors en ce début de semaine, on pourrait croire à un regain d’activité.

Les bons jours, sans chômage technique ni intempéries, 1500 véhicules sortent de l’usine de Sochaux. Des 3008, des 5008 et des Citroën DS5… Comparé au site d’Aulnay et à sa cinquantaine de C3 produites par jour depuis le début de la grève en janvier, Peugeot Sochaux a l’air en bonne santé.

De 40 000 à 12 000 ouvriers

Pourtant l’illusion ne tient pas longtemps. En quarante ans, les effectifs du site ont dégringolé de 40 000 à moins de 12000 ouvriers. Et le nombre de navettes a suivi le mouvement. Dans le bus de Gilles, ce matin, un siège sur deux restera vide. Et pour cause, au bout de la ligne, seule une des deux chaînes de production, le système 1, fonctionne. « Le bus c’est un peu le baromètre de ce qui se passe à Peugeot », sourit Philippe, le chef de bus, chargé de relayer les plaintes et de noter les incidents. Passager depuis trente ans, l’homme connaît bien le chauffeur et s’assied à l’avant. Pour récolter les bruits qui courent, il est au premier rang. « Tous les quatre ou cinq ans, il y a des rumeurs de réductions d’effectifs, de disparitions de lignes de bus », raconte le salarié. «Généralement quelques mois plus tard, ça se confirme ».

En ce moment, le baromètre de Philippe vire au rouge. Au dernier CE, en février dernier, la suppression de 40 arrêts de bus a encore été évoquée. Au moins deux lignes doivent être fusionnées. Car PSA, qui a encore vu ses immatriculations françaises chuter de 15,5 % en février, voit dans la « rationalisation » du transport ouvrier en Franche-Comté le moyen d’économiser 80 000 euros. Il y a à peine vingt ans, la multinationale allait chercher ses ouvriers jusqu’à Vesoul. De 60 à 40 kms de rayon : au fil des années, le territoire de l’usine au Lion se réduit comme une peau de chagrin.

« J’en connais qui ont déménagé »

Installé deux rangées derrière le chef de bus, Jean-Yves, 45 ans et le regard cerné par le rythme décalé, ne craint plus rien. Dans la foulée des dernières réductions d’effectifs, sa ligne a déjà été supprimée. Pour retrouver Gilles à l’arrêt de l’Isle-sur-le-Doubs, il prend donc sa voiture tous les matins. « Je ne suis pas le plus mal loti, on a deux bagnoles à la maison et j’ai le permis », relativise le technicien, content d’échapper à une demi-heure de marche en rase campagne à 3 heures du matin. « Mais j’en connais qui ont déménagé ».

Choisir son logement en fonction des bus Peugeot, pour les ouvriers le raisonnement n’est pas idiot. Quand elle a construit sa maison à l’Isle-sur-le-Doubs, Yvette, formatrice sur les chaînes de production depuis 35 ans, y avait pensé. Car prendre sa voiture coûte cher « et puis quand on est levé depuis quatre heure du matin il y a de sacrés risques d’accident ». Depuis cet après-midi où il a loupé un virage sur le chemin du retour, pour Philippe, les allers-retours sont synonymes de tôle froissée.

Serrer la main du chauffeur et rejoindre sa place attitrée

Mains dans les poches, menton dans l’anorak, à l’arrivée du bus, les doubleurs, ces ouvriers qui travaillent une semaine à l’aube, la suivante de nuit, plissent un peu plus leurs paupières ensommeillées à la lumière des phares. Quand Gilles s’arrête, la petite grappe massée sous l’abri bus se divise en deux. Les anciens montent par l’avant, serrent la main du chauffeur, puis du chef de bus, avant de rejoindre leur place attitrée. Les autres, le regard rivé sur leurs pieds grimpent par la porte arrière. « Comme ça, ils sont quitte de dire bonjour», grommèle le chauffeur. Sur son visage fin, l’accent et la bonhomie du coin tranchent avec un sourire amer. Ils, se sont les intérimaires. « Ici on ne parle plus de nouveaux depuis un moment », lâche Philippe dans un soupir. À Peugeot Sochaux, les embauches, timides depuis 2008, ont été gelées l’an dernier. Et en 2012, 350 CDD n’ont pas été renouvelés. Alors quand les commandes fluctuent, les intérimaires servent de variables d’ajustement.

Si Peugeot survit, les Peugeots ont vécu

« Remarquez, comme ça je me fatigue pas en politesse » lance le chauffeur, en jetant un regard dans le rétroviseur. Redoutable, l’optimisme de Gilles s’efface parfois derrière une pointe de nostalgie. « Il fallait voir les trajets le jour des congés en août. Les ouvriers décoraient le bus et puis on s’arrêtait chez chacun pour fêter », regrette-il. Équipes de foot Peugeot, camps de vacances Peugeot, magasins d’alimentation Ravi tenus par Peugeot, il y a à peine trente ans, de Vesoul à Mulhouse, les ouvriers vivaient Peugeot. Aujourd’hui, si Peugeot survit les Peugeots ont vécu. Et les bus affrétés par la multinationale apparaissent comme le dernier vestige d’un paternalisme révolu. « C’est l’époque de la 205 qu’on regrette, lorsqu’il y avait quatre systèmes de production et qu’ils tournaient plein pot », murmure Yvette. Autour d’elle, parmi les ouvriers qui finissent leur nuit contre les fenêtres du bus, l’enthousiasme n’y est plus.

« Pourtant, dans le temps, être un Peugeot ça voulait dire quelque chose », insiste Nadine Mouchet, la patronne de la compagnie de bus. Pour sa famille les transporter était une fierté. « C’est un gage de qualité, car qu’il pleuve ou qu’il neige les ouvriers doivent être à leur poste de travail à la minute près ». Aujourd’hui, les bus de la tournée du matin arrivent toujours à l’autogare à 4h50 tapantes. En face de leur arrêt en épi une dizaine de navettes sont prêtes à démarrer pour les ateliers.

« Peugeot ne paie pas bien »

Fruit de cette routine chronométrée, le prestige de conduire des Peugeots demeure intact. Pour les transporteurs c’est même devenu l’unique motivation. « Peugeot ne paie pas bien », confie Nadine Mouchet. « On continue parce que c’est comme ça que les gens nous connaissent mais il n’y a bien que les grands-parents à qui Peugeot a fait gagner de l’argent ». Lorsqu’il a fait rouler ses premiers bus en 1934, Robert Mouchet, le grand-père, ne tournait qu’avec Peugeot. Aujourd’hui les huit entreprises de transport qui travaillent en sous-traitance pour le constructeur ont toutes dû se diversifier. Peugeot représente rarement plus de 20% de leur activité.

Gilles partage donc ses journées entre « la peuge », le tourisme ou le transport scolaire. Entre deux tournées, sur ces kilomètres à vide qui ne seront pas payés, il se souvient de la lutte acharnée que se livraient les transporteurs pour gagner « Les Peugeots ». Cadeaux, faveurs, voyages, pour être dans les petits papiers du responsable transport de l’usine au Lion, les entreprises ne lésinaient sur rien. Aujourd’hui, leur successeur est moins courtisé. À Sochaux, Éric Marco est surtout l’homme qui annonce les « ajustements ».

Où vont s’asseoir les gars d’Aulnay ?

Pour son trajet quotidien Philippe, le chef de bus est serein. À part peut-être la suppression d’un ou deux arrêts, sa ligne ne risque rien. « Avec la fusion des lignes de Baume-les-Dames et de l’Isle-sur le-Doubs il y a trois ans, le bus est plein, on devrait être tranquille pour dix ans », se rassure cet ancien de la tournée du matin, « c’est quand les salariés commencent à avoir deux sièges chacun qu’il faut s’inquiéter ».

Quand tout le monde travaille, le bus de Gilles, lui, est bondé. Alors si l’activité économique reprend, et que les intérimaires affluent, les cinquante places ne suffiront plus. « Et si les gars d’Aulnay sont reclassés à Sochaux, je ne sais pas où ils vont s’asseoir», lâche Philippe dans un demi-sourire. De nouveaux bus seront-ils affrétés ? Le chef de bus n’y croit pas. Sur le transport ouvrier, les syndicats ne veulent rien lâcher, mais l’homme est résigné « un jour ou l’autre ils finiront par tout nous supprimer ».

Amélie Mougey

Partager