La mention spéciale Afpa est décernée à Richard Duclos, étudiant au CELSA, pour un reportage écrit titré : “Secteur en expansion cherche salariés : quand les agents de sécurité ne font que passer”.
“Secteur en expansion cherche salariés : quand les agents de sécurité ne font que passer”
Alors que le malaise des forces de l’ordre est connu, celui des agents de sécurité privée reste ignoré. Pourtant, eux aussi sont soumis à de fortes pressions depuis les attentats qui ont frappé la France. La profession est à bout, et les entreprises ont du mal à attirer.
« Bonjour monsieur, écartez vos bras et vos jambes s’il vous plaît. » Junior fait l’agent. Face à lui, Mohamadi joue le rôle d’un supporter de foot voulant accéder au stade. La scène se déroule à Montreuil, dans une petite salle du centre FCS (Formation Conseil en Sécurité) : Junior et Mohamadi sont en formation pour devenir APS, agents de prévention et de sécurité. Le premier, livreur de plantes, passe un détecteur de métaux portable sur le corps du second, ancien footballeur professionnel en Afrique : « C’est bon, allez-y. » Mais il a commis une erreur, aussitôt repérée par Jean-Baptiste Auffret, le sapeur pompier supervisant la formation. « Tu as oublié le dos. Regarde, là, dans le creux naturel, il peut glisser une arme ! »
Cela va faire quinze jours que les cours ont commencé. Encore deux semaines et un examen final à passer, et les élèves auront leur CQP, Certificat de Qualification Professionnelle. Leur formation mêle pratique et théorie : sur le tableau blanc est encore inscrit le détail du dernier article de loi étudié, celui qui détermine les conditions de délivrance de la carte professionnelle – comme avoir un casier judiciaire vierge –, indispensable pour exercer.
Les neuf futurs agents de sécurité qui composent la classe sont tous des hommes. Rien d’étonnant : la profession ne compte que 14% de femmes, selon le dernier rapport de l’Observatoire des métiers de la prévention et de la sécurité. Ils ont entre 25 et 49 ans, et leurs parcours professionnels sont variés. L’un cherche un job étudiant, tandis qu’un autre, soudeur, veut se réorienter. Tous ont choisi ce secteur parce qu’il embauche, et qu’il n’exige aucun diplôme universitaire.
« C’est un métier pesant »
Dans les centres commerciaux, les gares, les salles de spectacle, ou encore devant les universités, ceux que l’on nomme communément « vigiles » se sont multipliés. En progression depuis le début des années 2000, le secteur a vu son expansion s’accélérer avec les attentats qui ont frappé la France. Pour permettre d’intensifier les contrôles, les recrutements sont soutenus : fin 2015, la sécurité employait 160 400 salariés, soit 6% de plus qu’en 2014. Après les attaques du Bataclan et de Nice, l’année 2016 devrait elle aussi être marquée par une hausse des effectifs.
Mais pour les 4 000 entreprises environ que compte le secteur, recruter n’est pas facile. « Les publics cibles sont plutôt candidats pour intégrer la police ou la gendarmerie, car ils préfèrent la sécurité de l’emploi du secteur public », constate Pierre-Antoine Mailfait, secrétaire général de l’Union des entreprises de sécurité privée (USP), l’une des organisations patronales.
Le défi n’est pas seulement de recruter des agents, mais aussi de les garder. La profession se caractérise en effet par un important turn-over, proche de 60% en 2011, dernière année connue. « C’est un problème récurrent, reconnaît Olivier Duran, porte-parole du Syndicat national des entreprises de sécurité (SNES), l’autre syndicat des employeurs. Quand on est agent de sécurité privée, on est très peu dans l’entreprise qui nous emploie, mais toujours chez le client. D’où une absence de sentiment d’appartenance. »
C’est le cas d’Eric, 46 ans, dans le métier depuis quatre ans. Après avoir travaillé dans une banque, une piscine, une patinoire, il est aujourd’hui en faction devant une porte de la Sorbonne, et songe à une reconversion : « Avant, j’étais cariste. Je pense le redevenir dans quelques temps. Agent de sécurité, c’est un métier pesant, qu’on ne peut pas faire dix ou vingt ans. »
« On est devenus des esclaves ! »
Les conditions de travail sont, de fait, difficiles, et la profession manque d’attrait. « Avec les accords d’entreprise, on peut nous faire travailler 60 heures par semaine, raconte Ismaël Mohamedi Taieb, délégué syndical central à la CGT Sécurité. Et certaines sociétés modifient les plannings seulement 48 heures à l’avance. On est devenus des esclaves ! » Les vacations durent souvent 12 heures, parfois passées debout à rester immobile. « Ce n’est pas évident du tout, à la fin on a mal au dos et aux jambes », témoigne Mathieu, 41 ans, en poste à la gare Saint-Lazare. « La dernière heure on est H.S., à côté de la plaque », ajoute Daniel Peltier, secrétaire général du syndicat CFTC des employés de la sécurité.
Sans oublier les conflits ! Rozine, 38 ans, travaille au Forum des Halles à Paris. En attendant de passer, un jour, le concours des douanes, elle est postée devant l’une des entrées du centre commercial, où elle contrôle les sacs. La plupart des clients le lui présentent d’eux-mêmes, mais tous ne sont pas aussi coopératifs : « Ce matin encore ma collègue a reçu un coup de poing, parce qu’une dame refusait d’ouvrir son sac. Et les insultes sont fréquentes », relate cette employée du groupe Securitas.
Tout cela pour un salaire modeste, à peine supérieur au Smic. « Dans les grandes villes où les loyers sont élevés, des agents sont obligés d’avoir deux emplois pour vivre. Souvent ils travaillent pour deux entreprises de sécurité différentes. Certains en ont même trois : ils bossent en journée, la nuit et le week-end », rapporte Daniel Peltier. En novembre dernier, les agents de sécurité ont manifesté pour exprimer leur malaise et demander une hausse de leur rémunération de 10%. Pour l’instant, ils n’ont obtenu qu’une timide augmentation de 1,5%. « Le marché est tenu par les clients, qui chassent le moindre coût et nous paient peu, explique Olivier Duran. Nous les entreprises de sécurité privée ne sommes pas en mesure d’offrir des rémunérations attractives. »
Les possibilités d’évolution ? Elles sont faibles, se résumant à passer agent de sécurité incendie. Les promotions ? Tout aussi rares, puisqu’elles n’ont concerné que 4% des salariés en 2015.
Et pourtant, les agents de sécurité se voient de plus en plus confier des missions qui ne rentrent pas dans leurs attributions. A la gare Saint-Lazare, Christian, 40 ans, en est l’exemple. Gilet bleu « SNCF sécurité » sur le dos, talkie-walkie à la main, cet employé de Lancry est posté en début de quai, derrière une barrière. Alors qu’il ne devrait s’occuper que de la sécurité, il vérifie aussi que les voyageurs ont bien composté leur billet. Une tâche normalement dévolue aux contrôleurs, ce qui révolte Daniel Peltier : « Les donneurs d’ordre partent du principe que puisqu’ils payent un agent, celui-ci peut faire autre chose que de rester immobile les bras croisés à regarder partout. Mais si un problème de sécurité survient, ils lui reprochent d’avoir mal fait son travail. »
Résultat, rien n’incite les « vigiles » à s’éterniser dans la profession. D’autant moins que la responsabilité qui pèse sur leurs épaules est lourde, dans le contexte post-attentats. Par crainte d’une inattention aux conséquences dramatiques, ils sont constamment sous pression. « On nous demande d’être encore plus vigilants, assure Eric, qui préfère ne prendre aucun risque. Hier, un camion est resté garé pendant deux heures devant l’université, ce qui est interdit, alors je l’ai signalé à la police. »
« La peur au ventre »
Le seul avantage de la situation, si l’on peut dire, est qu’elle a redonné du sens à la profession, jusque-là systématiquement citée dans les études sur l’ennui au travail, observé notamment par le chercheur Christian Bourion : « Dans ce métier, la norme c’est qu’il ne se passe rien, explique le spécialiste du bore-out. Mais vu les circonstances, jamais les agents de sécurité n’ont été aussi utiles. L’hypervigilance dont ils doivent faire preuve, c’est une activité, une sorte de contre-ennui. »
Pour l’instant, la formation face aux nouvelles menaces est incomplète. De nouveaux modules de sensibilisation au risque terroriste sont certes en cours de déploiement, mais beaucoup d’agents sur le terrain n’y sont pas préparés. Alors même qu’ils se retrouveront en première ligne en cas d’attaque, et en ont bien conscience, comme Christian : « Après le 13 novembre 2015, j’avais la peur au ventre. Mais il faut vivre avec. Si on s’attarde là-dessus on ne va pas travailler. »
Les pouvoirs publics ont beau s’appuyer de plus en plus sur des prestataires pour assurer la garde d’édifices et décharger la police nationale, la sécurité privée souffre toujours d’un manque de reconnaissance, qui renforce encore son malaise. « Pourtant, la sécurité du pays, ce n’est plus seulement l’affaire des policiers et des gendarmes », constate Olivier Duran. Les agents du privé l’ont prouvé en juillet 2016, en assurant la sécurité de l’Euro. « La pression était là parce qu’il y avait un vrai risque d’attentat, raconte le syndicaliste Daniel Peltier. Quand la compétition s’est achevée, on s’est dit mission accomplie ».
Richard DUCLOS
Crédit photo : Olivier Clément.