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L’article de la mention spéciale Afpa 2019

À l’hôpital public, le tabou du cumul d’activités persiste

Ils sont nombreux ces aides-soignants et infirmiers cumulant leur emploi à l’hôpital public avec un autre dans un établissement privé. Pourtant, sauf exception rarissime, la loi leur interdit cette pratique. Tabou pour les uns, nécessité extrême pour d’autres, tout le monde s’accorde à dénoncer le phénomène, sans réellement le traiter.

À la division Jacquart de la Pitié-Salpétrière, les infirmières et aides-soignantes s’activent silencieusement, sans dire un mot. Dans les couloirs vides du service, trois d’entre elles, mines rieuses et sourires en coin, décrivent l’ambiance. « C’est un sujet difficile tu sais, on n’en parle pas beaucoup, même entre nous », confie l’une. L’autre, encore étudiante, ajoute que « oui, bien sûr, ça se fait », avant de se reprendre, prudente : « Enfin, je connais des personnes qui le font ». La dernière praticienne, plus en retrait, conclura même la discussion en lançant : « Même nous, on ne te dira pas si on le fait ou pas ». Cette méfiance illustre parfaitement l’omerta qui règne autour du cumul d’activités dans la fonction hospitalière. Un « sujet » si indicible qu’aucune des trois ne l’évoque explicitement.

Le tabou est d’autant plus fort qu’il est impossible à l’heure actuelle de quantifier le phénomène. Pour avoir des chiffres précis, il faut remonter à 2011. A l’époque, c’est Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, qui commande un rapport à l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dans le cadre de la lutte contre le travail illégal. C’est en prenant appui sur des statistiques de 2008, faute de mieux, que les rapporteurs du projet mèneront à bien leur enquête. Depuis, aucun recensement de la sorte n’a été réalisé. On estimait déjà à 19 180 le nombre d’agents de l’hôpital public en situation de cumul irrégulier, soit environ 5,3% de l’ensemble des agents au niveau national.

La raison de leur irrégularité ? Ils exerçaient un emploi annexe, en tant que salarié à temps partiel ou à temps plein, ou ont été salariés d’entreprises de travail temporaire. Par ailleurs, environ 7 500 agents cumulaient un grand nombre d’heures, voire deux temps plein, une situation extrême mais minoritaire. Le phénomène est d’autant plus frappant si l’on analyse les disparités entre régions et surtout la part écrasante qu’occupe l’Île-de-France. Pour cette dernière, la proportion d’agents multi-actifs grimpait à 14,3%, près de trois fois la moyenne nationale!

Le cumul d’activités fait face à une certaine indifférence

Ces chiffres, bien que datés, permettent de nous éclairer sur un procédé qui, loin d’avoir disparu, s’est largement développé en 10 ans. Bertrand, infirmier au département d’aval des urgences de l’hôpital Saint-Antoine (Paris 12e), témoigne d’une « pratique encore assez courante ». Ironiquement, il ajoute que « ce n’est pas parce qu’on adore notre boulot qu’on fait des heures en plus, c’est parce que c’est un moyen rapide de se faire de l’argent ». L’argent pour « boucler » les fins de mois, c’est ce qui revient le plus souvent. Infirmière au CHU de Grenoble, Ikram l’avoue, elle fait partie de ceux qui travaillent « la nuit ou le week-end dans le privé pour gagner un peu plus ». Un petit plus pour elle, mais une vraie nécessité pour certaines « mamans » de son service, ajoute-t-elle. Marise Dantin, secrétaire générale de la CGT à l’hôpital Cochin à Paris (14e), s’offusque d’une situation qui « a toujours existé », mais qui s’est aggravée ces dernières années. « Dans les hôpitaux, 80% du personnel est féminin et 50% de ces femmes élèvent seules des enfants, donc la tentation est forte (de cumuler) pour pouvoir subvenir à ses besoins. » Une problématique déjà soulevée dans le rapport de l’Igas en 2011 qui stipulait que « le cumul d’emplois est parfois une nécessité, il sert à gagner plus ». Propos appuyés par le fait que « beaucoup de personnels travaillant à l’hôpital sont des femmes seules, souvent soutiens de famille et qui ont besoin de plus de 1 200 euros pour vivre correctement ».

Pourtant, les conditions de travail harassantes de l’hôpital public sont de plus en plus dénoncées par les praticiens. Sur les réseaux sociaux, ils sont nombreux à exprimer leur lassitude et leur fatigue, en dénonçant la « déshumanisation » de leur métier. Alors, à l’aune de cette réalité, le cumul d’activités pendant les jours de repos apparaît comme un non-sens. Un non-sens qui se fait au vu et au su de tous et qui « arrange tout le monde », selon Dominique Allirol, délégué CGT à Cochin. Même constat pour Samira Lasmak, ex-infirmière dans le public, qui affirme qu’elle « montrait l’intégralité de son CV » lorsqu’elle effectuait des remplacements dans le privé. Et pour cause, en manque constant de personnel, les établissements privés ne prêtent guère attention à l’origine de leurs vacataires. Les agences d’intérim ne sont pas en reste. Elles se contentent de faire signer une attestation sur l’honneur de « respect du droit du travail », se déchargeant « de la responsabilité en cas de litige », assure l’une d’elles.

Du côté du ministère de la Santé et de la direction générale des offres de soins (DGOS), on dit ne pas pouvoir se prononcer sur un « phénomène illégal ». L’Assistance-publique des hôpitaux de Paris (AP-HP) refuse de communiquer sur le sujet autrement que par une note d’information transmise à ses agents et rappelant les obligations sur le cumul d’activités, et la Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) assure ne pas avoir « été sollicitée par ses adhérents sur ce sujet ». Dans un communiqué en février 2016, le syndicat SUD dénonçait ce silence général. Pour lui, la solution à cette dérive « ne peut être que politique, en imposant une autre voie, celle qui consiste à former encore, à embaucher en nombre et à payer correctement les hospitaliers ».

Réprimer pour mieux cumuler

En attendant, c’est plus la voie de la répression qu’ont empruntée les administrations publiques dans la lutte contre le cumul d’activités. Ex-infirmier au CHU d’Orléans et désormais infirmier en réanimation pédiatrique à Tours, Younes Bounaaja a effectué, entre 2016 et 2017, des vacations et des missions d’intérim en plus de son temps partiel à 75%. Lorsqu’il est arrivé à Tours en novembre 2016, il pensait que le cumul d’activités était « toléré », sa responsable lui ayant notifié qu’il pouvait « faire ce qu’il voulait de son temps libre ». Alors, sur ses jours de repos, il travaille en Ehpad et en clinique privée la majeure partie du temps. Jusqu’à ce que sa DRH le convoque en décembre 2017 pour le prévenir : « Monsieur Bounaaja, vous faites des vacations et des missions d’intérim sans l’autorisation de l’établissement, c’est interdit et ça peut aller très loin ». Cette mise en garde coïncide avec la publication un mois plus tôt d’un arrêté de la DGOS venant encadrer l’intérim médical et fixer un plafond de rémunération pour les intérimaires.

A l’hôpital Cochin, la direction a dépassé les simples rappels à l’ordre pour mettre en place des conseils de discipline. Selon la CGT, huit agents inscrits dans des boîtes d’intérim sont passés en conseil de discipline. Parmi eux, cinq ont écopé d’une mise à pied temporaire et les trois autres ont été révoqués. Ce serait en croisant les fichiers des intérimaires avec ceux du personnel hospitalier que l’inspection du travail du 14e arrondissement a pu alerter la direction de l’établissement.  

Une pratique aux conséquences dangereuses

Alors, pour éviter d’être épinglés par leurs supérieurs et à défaut de pouvoir faire une croix sur un revenu supplémentaire, les infirmiers et aides-soignants cumulards apprennent à « être plus discrets », ironise Marise Dantin. Cette « discrétion » se traduit par des cliniques en besoin qui, pour éviter d’être tracées, paient les agents vacataires au « noir », sans les déclarer. Younes a lui toujours refusé une telle pratique « extrêmement dangereuse » en cas de problème avec un patient. Mais il a été témoin de situations au cours desquelles un recruteur lui a proposé « de passer ça discrètement » et, de manière plus explicite, « de la main à la main ».

Surtout qu’au-delà de la seule considération financière, le cumul d’activités pose un véritable enjeu de sécurité. Si l’on part du principe que les jours de repos sont faits pour se reposer, cumuler pendant ces temps-là contribue à accroître le risque de faute sur un patient. Après avoir fait des semaines de 72 heures en réalisant des vacations en plus de son poste à l’AP-HP, Sarah* a « dit stop ». Exténuée, elle dit ne pas « avoir assumé derrière » la fatigue due aux heures supplémentaires. Pour Bertrand, la « plus grande fatigue » observée chez ses collègues « n’influence pas la qualité des soins ». Une affirmation que n’approuve pas Amira, étudiante en troisième année d’infirmerie à Lyon. En stage dans plusieurs types d’établissements publics, elle raconte comment elle voit le niveau de vigilance de gens « qui enchaînent les missions d’intérim » baisser considérablement. Loin de se résoudre, le problème du cumul d’activités à l’hôpital public semble donc, au contraire, emprunter une pente dangereuse.

* Le prénom a été modifié.

Mohamed-Amin KEHEL

Encadré

Une législation (trop mouvante)
Depuis 1983 et la loi sur les droits et obligations des fonctionnaires, le cumul d’activité public/privé n’a cessé d’être amendé et précisé. La dernière réforme en date a été portée par Marisol Touraine en 2016. Elle met en place une commission de déontologie chargée de trancher la légalité des demandes de cumuls. Mais cette commission a une limite : l’écrasante majorité des agents en situation de cumul ne s’embarrasse pas de demander l’autorisation.

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