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L’article du Prix 2019 de l’information sociale

Les douleurs silencieuses de la vigne

Le Médoc, en Gironde, est une terre viticole reconnue. Derrière le produit emblématique, se cache un problème de santé publique : les troubles musculo-squelettiques. Sur le terrain, des acteurs se mobilisent pour faire changer les mentalités.

« Ça me réveille la nuit », confesse Marie-Lys Bibeyran. La vigneronne, coupe courte brune, 41 ans, a mal aux mains, aux bras et aux poignets. Même lorsqu’elle ne travaille pas. « J’essaie d’alterner les tâches, mais c’est compliqué de ne pas utiliser ses mains dans la vigne. » Sa terre, c’est le Médoc, reconnue pour son vignoble. Née dans une famille de vignerons, elle a toujours travaillé dans les rangs. D’abord pour financer ses études, puis les saisons sont devenues de plus en plus longues, jusqu’à ce que la vigne devienne son métier. En ce moment, Marie-Lys est en pleine période « d’acanage » : attacher le pied de vigne au fil porteur qui court le long de la parcelle et maintient la plante droite. Il faut replier les branches, puis repasser pour les lier. Un travail traditionnellement réservé aux femmes. Au bout de cent cinquante pieds, elles ont le dos cassé.

Ces douleurs ont un nom, les troubles musculo-squelettiques, ou TMS. Ils touchent l’appareil locomoteur : le dos, le coude, l’épaule et le poignet. La dénomination regroupe quinze pathologies dont les plus fréquentes sont les lombalgies, les cervicalgies, les douleurs articulaires, les tendinites et le syndrome du canal carpien, dans le poignet. Les facteurs d’apparition de ces troubles sont divers : la posture, les efforts fournis, la répétitivité de la tâche. Jean-Louis Pargade est kinésithérapeute. Cinquante-cinq ans de métier dont quinze dans le Médoc. « Nous avons ici un troupeau d’hommes et de femmes, déversés entre les pieds de vigne, à qui l’on montre peu comment il faut faire, explique ce « garagiste » du corps humain. Le terrain n’est pas horizontal, il faut faire une flexion pour se mettre à la hauteur et se tourner pour être dans le sens de la vigne : c’est un ensemble de torsions. »

Silence dans les rangs

Les signaux d’alerte sont souvent ignorés par les travailleurs eux-mêmes. « Cela va d’une douleur, d’une plainte, d’une gêne qui peut aller jusqu’à la maladie professionnelle ou l’invalidité », décrypte Laurent Kerangueven, ergonome au sein de l’INRS (Institut National de Recherche et Sécurité), qui travaille sur la prévention des risques du travail et des maladies professionnelles. Selon des chiffres de 2015, publiés en février 2018 par la MSA, la sécurité sociale agricole, les TMS représentent 93,1 % du total des maladies professionnelles. Chez les affiliés agricoles, 4502 affections ont été reconnues comme telles. C’est le secteur de la viticulture qui est le plus touché. Et cela coûte cher à la Mutuelle Sociale Agricole : en 2012, les TMS ont représenté 796 600 jours d’arrêt de travail et un total de 80 millions d’euros indemnisés.

Derrière les chiffres, la réalité est peut-être pire. Les vignerons sont silencieux et les traditions ont la vie dure. « Le discours des anciens c’est : “tu as mal mais c’est normal”. Et si tu as moins mal c’est que tu n’as pas bossé », déplore Denis Moreau, président de la section Saint-Vivien-de-Médoc et de la fédération de la Gironde de la Ligue des droits de l’Homme. Dans les châteaux, les liens hiérarchiques sont quasi-affectifs, paternalistes. L’amour du métier, aussi, fait taire la douleur. « Dans le Médoc, il y a une espèce d’omerta : quand on parle aux salariés pour qu’ils se mobilisent, personne ne veut y aller », constate Denis. Marie-Lys confirme : « Quelqu’un qui s’arrête est mal vu par sa hiérarchie, par ses collègues et par son entourage. On dit qu’il est paresseux. » Une pression qui pousse les vignerons à ignorer leur corps. « Souvent, les arrêts de travail, on ne les respecte pas, confie Laurent Andreu, qui a jadis été cadre dans un château du Médoc. Dans mon exploitation, on était trois : si tu t’arrêtes, tu mets en péril la récolte. »

« Le travail féodal existe encore »

Dur au mal, les travailleurs sont aussi poussés à l’être. Polaire rouge, logo CGT de la sacoche au porte-clés, Alain Curot est président de l’Union locale de la CGT du Médoc et conseiller du salarié. Pour lui, la cause des troubles musculo-squelettiques, c’est le prix-fait. « Le travail féodal existe encore ici », assure-t-il. Plutôt que de payer au SMIC ou à la journée, certains châteaux rémunèrent les vignerons en fonction du nombre de pieds de vignes réalisés. « 2000, 3000, et puis quand c’est fini, on en redonne d’autres ! Le salaire augmente, c’est sûr, mais ce sont des tâcherons, à 45 ans y’a plus personne », grince le cégétiste. Le système est aujourd’hui plus officieux. Le salaire fixe est complété par des heures supplémentaires ou par une prime de rendement. «Mais il faut augmenter sa cadence et faire l’équivalent d’un jour et demi de travail en une journée », regrette Marie-Lys Bibeyran. Sur la centaine de dossiers par an qu’Alain Curot traite, 90% dans le Médoc, l’inaptitude professionnelle est la première cause de licenciement. « Chaque dossier est différent, mais je vois de plus en plus de vignerons déclarés inaptes avant 30 ans. »

Précaires parmi les précaires

Pour certains, la facture sociale est encore plus lourde. À côté des vignerons salariés, il y a les invisibles : les saisonniers. Des habitants du coin, des étrangers, des étudiants, ou des « voyageurs » qui poursuivront leur route avec d’autres récoltes. Ils ne bénéficient ni de formations, ni de visites à la médecine du travail. Certains sont employés directement par les châteaux, d’autres travaillent pour des prestataires de services. Avec la mécanisation, les exploitations n’ont besoin que d’ouvriers qualifiés. Elles extériorisent le coût de la main d’œuvre en charge des tâches basiques comme la taille, l’effeuillage ou les travaux d’été. « Il y a des entreprises qui travaillent bien, qui interviennent pour des travaux manuels, mais aussi des prestations mécanisées ou du conseil, explique Laurent Andreu. Elles ont leurs fonds propres, du personnel qualifié, et apportent une plus-value. » À ces exemples s’opposent « le tout-venant » : de grandes entreprises dont le point fort est la masse salariale. « Vous êtes en retard sur la taille, ils arrivent à quarante, en une semaine c’est fait !, poursuit Laurent. Par contre, il ne faut pas être regardant sur la qualité et les conditions de travail des employés. »

Lors de leurs permanences juridiques, Alain Curot et son équipe ont rencontré plusieurs saisonniers. « Ils n’ont pas intérêt à se plaindre. Si un propriétaire veut quinze saisonniers demain matin dans ses vignes, il va trouver. » Un arrêt de travail passe par une première visite chez un médecin traitant. Obstacle souvent infranchissable pour des travailleurs étrangers ou précaires qui n’ont ni les moyens, ni la couverture sociale.

Pas de solution miracle

Face à une problématique qui lui coûte cher, la Mutuelle Sociale Agricole se mobilise. Au sein du service Santé et Sécurité au Travail, il existe une équipe chargée de la prévention. Elle essaye de faire prendre conscience aux exploitations, en amont et avec un suivi individualisé, que c’est tout un système à revoir : du management à l’organisation du travail, en passant par les outils utilisés. La MSA Gironde collabore avec d’autres organismes, comme l’ARACT (Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail). Ensemble, ils ont édité un guide : des fiches sur chaque tâche de la vigne, disponibles en libre-service, questionnant sur les risques au travail. La démarche de prévention est basée sur du volontariat. « Leur imposer une politique globale sur les TMS, ce n’est pas notre philosophie et ce serait vécu comme une contrainte de plus pour les exploitants », reconnaît Alexis Pagnac, conseiller spécialisé en TMS. 

Certaines propriétés ont fait un pas dans la prise de conscience. À quelques kilomètres de la ville de Pauillac, le Château La Rose Trintaudon, classé Cru Bourgeois du Haut Médoc. À l’intérieur d’une salle, quatre employés prennent un cours de sport, dispensé par Nicolas Larinier, salarié d’Opti Mouv’. Le personnel a le droit à deux séances hebdomadaires de 45 minutes sur la base du volontariat. En amont, l’entreprise a analysé l’activité des travailleurs grâce à des films ou des capteurs, pour adapter les exercices. Mis en place depuis cinq ans, le programme montre déjà des résultats encourageants. « Une fois les seuils atteints, le risque de TMS est divisé par trois ou par quatre », précise le coach. Opti Mouv’ travaille actuellement avec huit propriétés car les cours de sport restent marginaux. Il faut avoir les moyens.

« On ne contraint jamais les châteaux justement et c’est le problème !, s’agace Marie-Lys Bibeyran. On a l’impression que le code du travail est une chose,et que la viticulture en est une autre. » Ce n’est pas le premier combat de la vigneronne, engagée depuis 2016 dans la lutte contre les pesticides. « Pour changer les choses, il faut commencer à travailler sur l’image. » Une des méthodes possibles : le « name and shame ». Dénoncer les pratiques des « mauvais élèves » pour faire réagir les consommateurs. « Les viticulteurs tremblent là-dessus. Les grands châteaux vont être obligés de changer, et ils vont entraîner les petits, espère Denis Moreau.  Mais ça va être lent. »

Mathilde Durand

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