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L’article de la mention spéciale Afpa 2021

L’interprétariat professionnel en santé, bien comprendre pour mieux soigner

Accéder à des soins médicaux quand on ne parle pas français peut se révéler être un véritable parcours du combattant. En consultation, la présence d’un interprète professionnel dans le domaine de la santé permet une prise en charge de qualité, en respectant la confidentialité et l’autonomie du patient. Ce métier relativement nouveau reste pourtant méconnu et encore peu répandu dans les structures médicales.

Assis derrière le bureau, côte à côte, l’orthophoniste et l’interprète reçoivent une maman turcophone et son enfant de sept ans. Débute alors une discussion à quatre voix, où s’entremêlent tour à tour turc et français. Tout au long de l’échange, le médecin prend bien soin de s’adresser à ses patients. La barrière linguistique s’efface. Et grâce à l’habileté de l’interprète, l’illusion d’un dialogue à trois s’instaure. « J’aime bien donner l’impression de ne pas être là. Des fois ça arrive. C’est à dire que le médecin et les usagers parlent tellement bien, qu’ils m’oublient », confie l’interprète Apo Acikyuz, à l’issue de la visite médicale.

Cette polyphonie bien orchestrée se déroule au Château en santé. Un centre de santé communautaire perché sur une butte, en plein milieu d’un ensemble immobilier dégradé du nord de Marseille. Les soins sont principalement destinés aux habitants du quartier, un public précaire souvent éloigné du système de santé. Garantir un égal accès aux soins, est l’un des objectifs de la structure et cela passe par l’interprétariat.

Le Château en santé est une exception en marge de la médecine de ville. Souad* ignorait l’existence d’un tel établissement puis elle n’habite pas à proximité. Depuis qu’elle a quitté le Soudan pour rejoindre son mari à Marseille en 2013, elle ne s’est pas rendue chez le dentiste, ni l’ophtalmologue, à cause de son français imparfait. Enceinte de son premier enfant l’année de son arrivée, elle n’a pourtant pas eu d’autres choix que d’affronter des rendez-vous médicaux réguliers. « J’allais chez le gynécologue accompagnée de mon mari ou d’une amie, si ce n’était pas possible j’y allais toute seule », se remémore-t-elle.

Sans possibilité de recourir à un interprète, les personnes allophones, qui ne maîtrisent pas ou peu la langue française, demandent souvent à un proche de les accompagner en consultation. Mais cette aide, si utile soit-elle, nuit à l’autonomie du patient et brise la confidentialité de la rencontre médicale. Le jour où Souad a été informée du sexe de son bébé, elle s’est sentie obligée de partager la nouvelle avec son amie présente à ses côtés. Le secret n’en est pas resté un très longtemps : « Très vite, tout le monde savait dans mon entourage. » Les difficultés rencontrées pendant cette période et au cours de sa seconde grossesse, ont décidé Souad à ne plus avoir de nouvel enfant avant de savoir parler français.

Professionnaliser l’interprétariat en santé

« Quand on a goûté à l’interprétariat en présentiel c’est quasiment plus possible de faire autrement », estime Hélène Ambroselli, médecin généraliste au Bus 31/32, un centre de soins marseillais à destination des usagers de drogues. La soignante a bien tenté un temps « la débrouille » face à ses patients étrangers, mais c’est insatisfaisant : « Ce n’est pas si facile de faire appel à un interprète quand on peut à peu près se comprendre avec Google Traduction, mais très vite on a compris que l’on était à côté de la plaque.» Deux interprètes de l’association Osiris, en russe et en géorgien, travaillent depuis deux ans dans la structure. Comme de nombreux professionnels de santé en France*, Hélène Ambroselli a aussi recours à la plateforme téléphonique de ISM Interprétariat en ayant connaissance de ses limites : « Avec ISM on a toujours peur de savoir si la personne traduit bien. Un interprète physique, ça humanise. »

Loin d’être un exercice d’improvisation, l’interprétariat en santé nécessite l’acquisition d’un ensemble de compétences professionnelles. Dans la région Provence Alpes Côtes d’Azur (PACA), Osiris est la seule à organiser des formations. Créé en 2018, une trentaine d’interprètes composent ce réseau. « C’est un métier relativement nouveau, ce n’est pas le même que dans le cadre d’une conférence. Il faut des compétences linguistiques mais ce n’est pas suffisant », indique Charlotte Debussy, en charge du service Osiris Interprétariat. L’interprète doit tout traduire, sans omission ni transformation en respectant le registre de la langue, mais aussi faire preuve d’une attention interculturelle. Il doit être en capacité d’identifier les malentendus et de discerner d’éventuels tabous. « Les médecins me demandent parfois si les patients sont énervés. Souvent c’est juste une manière de s’exprimer car en géorgien on s’exprime davantage avec les mains », explique Nino Goderdzishvili, interprète en géorgien.

Un développement à petit pas

Le recours à un interprète professionnel dans le domaine de la santé s’est d’abord imposé en France, dans la prévention et le traitement des maladies infectieuses comme le sida. En 2016, la loi de modernisation du système de santé reconnaît le bénéfice de l’interprétariat linguistique. L’enjeu est double : améliorer l’accès aux soins, aux droits et à la prévention et faire en sorte que la différence de langue n’exclut pas les non-francophones du parcours de soins. L’année suivante, la Haute autorité de santé publie un référentiel de compétences, véritable outil à disposition des structures médicales et de tous ceux qui veulent bien s’en saisir.

Pourtant, quatre ans après la parution de ces textes, l’interprétariat en santé reste encore peu accessible sur le territoire français, en particulier en médecine de ville. Les Agences régionales de santé ont pour mission de développer ce service mais les associations, mêmes aidées financièrement, restent bien seules à prendre en charge cette difficile tâche.

« Aucun texte n’est vraiment contraignant à l’égard des professionnels de santé, rien ne les oblige à faire appel à un interprète », rappelle Elsa Laffitte, dont le rôle à Osiris est de sensibiliser les structures soignantes au travail avec interprète, un axe fort de l’association. La pratique reste encore peu connue et suscite peu d’intérêt. Malgré de nombreuses sollicitations, personne à l’Union régionale des professionnels de santé en PACA ne s’est rendue disponible pour échanger avec nous sur ce sujet. Lorsque Apo Acikyuz accompagne les usagers du Château en santé à l’hôpital, il lui arrive de se heurter à la résistance du corps médical: « Il y a déjà un lien de confiance entre le patient et moi. Mais le médecin ne me connaît pas. Il faut qu’il accepte mon rôle et le comprenne. »

Le soignant doit consentir à la présence d’un tiers mais aussi changer son mode d’organisation. « Comment je fais, qu’elle est la procédure pour appeler un interprète. C’est pas forcément clair, ni rapide, il faut remplir des formulaires de demandes… Le soignant n’ayant pas le temps de le faire, ça peut être un frein », concède Elsa Laffitte.

Le peu de moyens consacré à l’interprétariat professionnel en santé reste néanmoins le principal obstacle à son développement. La France dépense proportionnellement beaucoup moins que ses voisins européens. Six millions d’euros chaque année, soit cinq fois moins par étranger que la Suisse ou la Grande-Bretagne et jusqu’à cinquante fois moins que la Suède, d’après un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales publié en 2019.

Renforcer la qualité et l’efficacité du soin

Or, la mauvaise prise en charge des patients allophones a aussi un coût. Une maladie non traitée à temps engendre des soins supplémentaires, parfois plus longs. De même que des incompréhensions répétées peuvent entraîner la multiplication des rendez-vous. Certes, la consultation dure plus longtemps avec un interprète, constate Hélène Ambroselli, mais « c’est du temps gagné sur la suite » : « La première rencontre est un peu fastidieuse mais d’un autre côté on arrive à donner un paquet d’informations et en recevoir tout autant. »

Si Ahmed* avait eu la possibilité de recourir à un interprète, il n’aurait sans doute pas attendu trois longues années avant de pouvoir de nouveau marcher correctement. Ce réfugié libyen est arrivé en France en 2017, avec une lourde blessure à la jambe droite. « J’avais beaucoup de soucis avec la langue. A chaque fois que j’allais chez le médecin, il me donnait uniquement des médicaments pour la douleur. Ça ne servait à rien », rapporte le jeune homme de vingt huit ans. Seul, il rencontre plusieurs praticiens au Havre et à Paris. Fin 2020 à Tours, il parvient finalement à se faire opérer avec l’aide de ses compatriotes arabophones. « Ce qui était bien ce n’était pas tant de pouvoir communiquer avec le médecin mais de me faire comprendre », admet-il.

Face à un interlocuteur dont on ne parle pas la langue et qui ne parle pas la nôtre, ne pas pouvoir s’exprimer est une vraie souffrance. La présence d’un interprète est un soulagement. Hélène Ambroselli observe d’ailleurs « une baisse de tensions » chez les usagers du Bus 31/32.

Dans la cuisine collective du Château en santé, Apo Acikyuz souriant se souvient lui de la gratitude d’un habitué du centre. Résidant depuis dix ans en France, ce monsieur ne parle pas le français : « Un jour à la fin de la consultation il m’a offert un chapelet, en me disant qu’il n’aimait pas beaucoup être en France mais ce qui lui plaisait vraiment c’était pouvoir s’exprimer. » L’interprète sait se faire discret, mais sa présence est incontestablement essentielle.

* Les prénoms ont été modifiés.

* En 2020, ISM interprétariat a réalisé 8 061 prestations d’interprétariat par téléphone dans le département des Bouches du Rhône, provenant de 99 structures différentes. En France le chiffre s’élève à 336 275 appels.

Louise AURAT
EJCAM

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