Travaux d’intérêt général dans la nature : quand les condamnés prennent la clef des champs
Quarante ans après leur création par Robert Badinter, les travaux d’intérêt général sont de moins en moins
prononcés par la justice. Pour autant, des acteurs de l’écocitoyenneté se battent pour préserver et développer
cette alternative à la prison efficace contre la récidive. Distillées dans toute la France, des structures
accueillent et accompagnent des condamnés dans la réalisation d’éco-chantiers collectifs qui favorisent la
réinsertion.
“Yep, yep, yep !” Le visage impassible derrière ses lunettes aux verres fumés, Mirsad fait claquer sa langue
contre son palais pour appeler les moutons qui s’écartent du troupeau. Bonnet noir, jogging Nike et sacoche en
travers du torse, il s’appuie un instant sur un bâton de bois : “Berger new school. Enfin, nouvelle école, t’as
capté ?” Il a à peine le temps de prendre la pause que les animaux s’échappent à toute allure à travers le bois de
la Butte-Pinson, dans les pâturages de Seine-Saint-Denis. En petite foulées, Mirsad retrouve le troupeau au bas
de la colline. Un rayon de lumière saisit la scène. Ce samedi après-midi, ils sont dix à surveiller les moutons.
Parmi eux, pas un seul n’est berger : tous sont ici pour effectuer leurs travaux d’intérêt général. “Ça fait du bien
d’être dans la nature. On est hors du temps, et ça permet de se remettre en question, livre Yanis, qui a écopé de
140 heures de TIG. On comprend la valeur du travail qu’on réalise. On fait des choses concrètes. Les animaux
ont besoin de nous. C’est pour eux que je me lève le matin.”
De la ferme de la Butte-Pinson, nichée dans les hauteurs du 93, au conservatoire des espaces naturels de la
région Provence-Alpes-Côtes d’Azur, plusieurs structures dédiées à la préservation de l’environnement
accueillent des personnes condamnées à des travaux d’intérêt général (TIG). Le but ? Favoriser la réinsertion par
la réalisation d’éco-chantiers collectifs.
A la ferme de la Butte-Pinson, bénévoles comme tigistes doivent porter un gilet bleu. Une manière de les
reconnaître sans les stigmatiser.
Taux de récidive deux fois inférieur
“La prison est criminogène”, affirme d’emblée Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour
enfants de Bobigny, et aujourd’hui président de l’association Espoir-CFDJ qui œuvre pour l’éducation et la
réinsertion sociale. Inspirée du programme de service communautaire expérimenté en Californie, la peine de
travaux d’intérêt général a vu le jour en 1983. Porté par Robert Badinter, alors ministre de la Justice, ce
dispositif – qui fête ses quarante ans cette année – fut d’abord déployé pour réduire la surpopulation carcérale,
mais surtout pour favoriser l’insertion des personnes détenues. Ainsi, en 2018, les juridictions pénales ont
prononcé pour des faits délictueux un peu plus de 20 600 peines de travail d’intérêt général. Car là où le bracelet
électronique est décrit par les acteurs du secteur comme une alternative peu coûteuse, mais qui relève du
“confinement à la maison”, les bienfaits des TIG en matière de réinsertion font consensus. Le taux de récidive
après un TIG est deux fois inférieur à celui après une simple sortie de prison. C’est d’autant plus vrai lorsque les
TIG sont effectués en pleine nature. “A la ferme de la Butte-Pinçon, les «tigistes» sont à la fois dans une
démarche de socialisation et de soin. Il s’agit de se préoccuper des autres, mais aussi de veiller sur les animaux.
En d’autres termes, on quitte son nombril pour s’occuper de l’autre”, abonde Jean-Pierre Rosenczveig.
“Si on faisait tous des TIG ici, il y aurait moins de délinquants comme moi”
“Mais non, pas par les oreilles !”, lance Moez tandis que Yanis peine à mettre le licol sur la tête de l’âne qu’il
s’apprête à emmener paître. Délicatement, la bride bleu ciel entre les mains, il lui montre le geste : “Il faut
mettre la moumoute sur le dessus, et là, tu lui passes doucement.” Sur le sentier qui mène à la prairie, les tigistes
échangent peu sur leur vie personnelle. “On sait combien on a pris, pas ce qu’on a fait, raconte Yanis. C’est ça
qui est bien ici. On se sent utiles, et puis, les gens ne nous jugent pas. Si on faisait tous des TIG ici, il y aurait
moins de délinquants comme moi.” Julien Boucher, directeur des fermes d’Espoir, insiste sur le rôle
professionnalisant de l’accompagnement proposé depuis 2014 par la ferme de la Butte-Pinson aux tigistes : “On
fonctionne à la manière d’une entreprise classique, résume-t-il. Il faut arriver à 9 heures précises. Avoir des
interactions cordiales avec le personnel et les usagers de la ferme.” A travers ce cadre strict, l’enjeu est de
permettre aux tigistes de “coller au maximum à une employabilité raisonnable, en leur offrant la possibilité de
se réconcilier avec le monde, leur corps et leurs muscles”, étaye Julien Boucher.
Un accompagnement précieux pour éviter les récidives. “Les personnes condamnées à des TIG ont souvent subi
leur scolarité. Ils ont très peu de diplômes et se retrouvent dans des situations précaires qui les amènent à des
actes délictueux”, expose le directeur. Il déplore “un système de double peine” qui, “en orientant certaines
populations uniquement en prison”, revient à “organiser une récidive à travers des sorties sèches, c’est-à-dire
sans politique de réinsertion, et qui ne permettent pas de trouver du travail dans de bonnes conditions.”A la
ferme de la Butte-Pinson, c’est tout le contraire. “Beaucoup font visiter le lieu à leur famille, confie Frédéric
dans un sourire. Dans sa salopette bleu électrique, il encadre la structure qui a accueilli le plus de TIG, devant la
SNCF, en 2018. “Certains découvrent la Butte-Pinson pour effectuer leur peine, et y reviennent après pour
réaliser leur service civique !” se réjouit cet ancien chef d’imprimerie.
Dans la nature, “c’est facile de trouver sa place”
A quelque 750 kilomètres de là, au milieu des steppes brunes et rousses fendues par les lagunes d’eau salée de la
Camargue, Anthony plante un franc coup de pioche dans la glaise, et déracine à la force de ses bras un
baccharis. Cet arbuste exotique, qui a envahi les rives de la réserve naturelle, nuit à la faune et la flore locales.
Armés de pelles et de pioches, les tigistes ont pour mission d’en déterrer un maximum. “J’ai choisi ce travail
pour la nature, mais surtout pour Jean-Pierre”, s’exclame Anthony, avant de se jeter sur son éducateur de 57
ans dans les hautes herbes. Pendant un moment, les deux hommes se chamaillent au milieu des joncs, l’un lui
agrippant la veste, l’autre lui secouant gentiment la tête. Au loin, le vent emporte leurs paroles et avec elles, le
secret de leur amitié.
Anthony estime que la mission effectuée pour le Conservatoire du littoral a été l’une des plus dures à réaliser.
Bien qu’ayant plus du double de l’âge d’Anthony, Jean-Pierre redouble d’efforts. Lui qui a toujours travaillé
dans le social connaît la recette. Pour réinsérer les gens, il faut montrer l’exemple. “Ce qui est bien avec
l’écologie, c’est que ça fait consensus. Tout le monde est content de bosser dans la nature. Ici, on respire, on
s’exprime librement, on s’investit. C’est facile de trouver sa place.” La semaine dernière, ils étaient trois tigistes
à déterrer un vieux conduit enfoui dans le sol. Sur la photo de fin de mission, un tuyau, beaucoup de sueur et
trois amis qui sourient à s’en déboîter la mâchoire. Jean-Pierre a capturé l’instant avec son téléphone personnel :
“On nous dit qu’il ne faut pas s’attacher, mais tu ne peux faire autrement que d’être sincère quand tu fais les
choses avec eux. C’est ça qui donne du sens. Sinon, tu passes à côté du truc.” Durant trois semaines, l’éducateur
accompagne les mêmes tigistes sur des missions environnementales, dans le cadre de partenariats entre le
Conservatoire d’espaces naturels de Paca et des gestionnaires de la région, comme le Conservatoire du littoral.
Une dynamique à l'œuvre depuis 2021, et que les magistrats du tribunal de Tarascon souhaiteraient développer
en augmentant le nombre de peines de TIG prononcées.
“Tout dépend de la détermination du condamné à purger sa peine”
Passer à côté du truc, rater le coche, c’est souvent ce qui a mené les tigistes devant la justice. Si le taux de
récidive est moitié moins important après des TIG que pour les sortants de prison, le nombre de peines de
travaux d’intérêt général diminue chaque année, et ne représente que 6% du total des condamnations prononcées
aujourd’hui. Selon Jean-Pierre Rosenczveig, il y a trois freins au développement des TIG : “Il y a d’abord les
exigences techniques. Il faut des gestionnaires pour accueillir les tigistes et leur proposer des missions non
rémunérées à leur portée. Le deuxième problème, c’est le manque de moyens pour financer ceux qui prennent
en charge les TIG, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (Spip). Quand un Spip doit s'occuper
de 30 tigistes, c'est presque impossible d’organiser un réel suivi. Enfin, tout dépend de la détermination du
condamné à purger sa peine.” Une détermination mise à l’épreuve par la longueur des procédures judiciaires.
La réalisation du TIG intervient au minimum un ou deux ans après la commission des faits. A la ferme de la
Butte-Pinson, certains réalisent leur TIG pour des condamnations datant de 2015. Ce laps de temps conséquent
démobilise les travailleurs sociaux comme les condamnés.
Pourtant, d’après Jean-Pierre Rosenczveig, des solutions existent. “La médiation, en attendant la réparation,
peut être ordonnée en première audience. Et le travail non rémunéré peut être décidé bien avant encore. Si on
les prononçait plus souvent, les TIG et leurs contraintes ne seraient plus nécessaires.” Arrivé au bout de ses
trois semaines, Anthony reprendra, à regret, le chemin de l’entreprise du coin, pour y faire de la manutention.
Mais au fond, ce qu’il aimerait, c’est poursuivre les missions qu’il a commencées avec les TIG : “la Camargue,
Jean-Pierre et moi.” Et libre, cette fois.
Daphné Quintin-Durand (CFJ) et Eloïse Duval (IFP)