Cette mention est attribuée à Solene Oeino et Jérôme Wysocki, étudiants à l’IEJ (Institut Européen de Journalisme) pour une enquête écrite intitulée « Coupures d’eau : illégalités en cascade ».
Coupures d’eau : illégalités en cascade
Il n’existe pas de données officielles quant au nombre de coupures d’eau en France. Selon les estimations, il y en aurait entre 100 000 et 120 000 chaque année dans l’Hexagone. Le dernier rapport remonte à 2014. La Fondation Abbé Pierre faisait alors état de deux millions de Français qui ne bénéficieraient pas ou risqueraient de ne plus profiter d’un accès au robinet. La cause ? Des revenus insuffisants qui provoquent des litiges avec leur fournisseur. Entre manque d’information des consommateurs et ruses variées des entreprises privées, les coupures d’eau sont encore trop souvent subies en silence. À défaut de faire des vagues…
Valréas, dans le Vaucluse. Hélène, 50 ans, accueille toujours ses visiteurs en leur proposant des rafraîchissements. Demain, rien n’est moins sûr. Elle vient de recevoir un nouvel avis de coupure d’eau. Le distributeur local, Saur, lui avait déjà coupé l’accès à l’eau potable pendant trois semaines. C’était en juin dernier. Alors au chômage, Hélène n’avait pas pu payer ses factures. La cause, des revenus extrêmement faibles qui ne lui permettent pas de subvenir à l’ensemble de ses besoins. Un RSA, qu’elle doit partager avec son fils de vingt ans.
Chaque mois, une fois le paiement du loyer effectué, il ne leur reste plus que 200 euros pour vivre. Difficile donc de s’approvisionner en eau, une fois la coupure effectuée. « Trois semaines sans tirer la chasse, sans nettoyer les caisses du chat, sans nous laver, sans laver notre linge… C’était l’insalubrité totale. Notre appartement était devenu un véritable foyer d’infections. » Les menaces de coupure s’enchaînent sans répit, tandis que les tarifs fluctuent sans raison. « En un mois, ma facture est passée de 111 à 273 euros ». Malgré les aides apportées par la mairie et le Secours Catholique, Hélène n’est plus en mesure de régler ses dettes, trop aléatoires. Saur lui refuse chaque demande d’échéancier, à moins qu’elle ne leur laisse accès à son compte en banque. Pour l’instant elle refuse de céder, mais lasse, Hélène dénonce un système « mafieux » : « lorsque vous êtes dans une situation de précarité, vous êtes dans les ennuis, parce que la pression s’exerce finalement sur les gens qui n’ont pas beaucoup d’argent».
Une loi peu médiatisée
Hélène ne devrait pas être confrontée à cette situation. Depuis le 15 avril 2013, le service de l’eau est devenu un droit inaliénable en France. Avec l’adoption de la loi Brottes au Parlement, il est interdit aux distributeurs de couper l’eau dans les résidences principales, tout au long de l’année et même en cas d’impayés. Malgré cette modification législative, les régies privées menacent et sanctionnent leurs clients qui ne peuvent financer sereinement leurs services.
Inclu dans un projet de loi beaucoup plus global sur la transition énergétique, ce texte est passé totalement inaperçu. Même le site du ministère de l’Économie n’est toujours pas actualisé. L’internaute trouvera sur le portail de Bercy les procédures qui suivront en cas d’impayés. Passé un retard de paiements de deux semaines, un premier courrier donnera deux semaines supplémentaires au mauvais payeur pour régler ses dettes. Si la facture n’est pas payée dans ce temps imparti, un technicien pourra procéder à la coupure. Evidemment, ce “service” sera aussi payant. Coût moyen : 75 euros. Des frais que beaucoup ne parviennent pas à rembourser.
Des particuliers peu informés…
Dans la plupart des cas, les consommateurs n’ont pas conscience de leurs droits. Certains distributeurs le savent et en profitent pour s’acharner. Une double peine pour les abusés, classés contre leur gré dans la catégorie « mauvais payeurs ». A Villeurbane, dans le Rhône, Amélie* a été coupée par Véolia pour un impayé de 38 euros. Impayé pour lequel elle n’avait même pas été avertie. “Je les ai contactés en précisant que je ne pouvais les payer qu’en début de mois, faute d’argent. Ils ont refusé ma demande.”, soupire cette mère de cinq enfants. Pour Hélène, de Valréas, c’est un système répressif à l’encontre des plus démunis. « On fait pression sur vous. C’est une pression constante. C’est tous les jours se lever et se demander : est-ce que j’ai encore de l’eau pour faire le café, pour me laver la figure ? Ça mine, ça ronge, ça use… ».
À la Coordination Eau Ile-de-France, Julie Zarka, la chargée de développement, partage ce constat. Elle se retrouve souvent face aux mêmes cas lorsqu’elle organise la défense des particuliers face aux distributeurs, avec son association. “Les gens que nous devons épauler sont pour la plupart en situation précaire, marginalisés ou peu renseignés. Ils ne connaissent pas les rouages du droit, ils ignorent comment rédiger un courrier et certains n’ont même pas les moyens d’entreprendre une défense. Ce sont des proies faciles, qu’il est aisé de faire taire”. L’association mène une campagne de sensibilisation en coordination avec la fondation France Libertés. Ils ont déjà pu conseiller et aiguiller plus de trois cent trente cas en six mois.
Des élus peu concernés
Les entreprises de l’eau ne sont pas les seules responsables. En France, la distribution d’eau potable et son assainissement sont des compétences gérées au niveau local. Deux scénarios sont envisageables. Soit les mairies confient la gestion de l’eau à une régie publique, encadrée par la commune, soit elles la délèguent à un acteur privé. 72% des communes françaises ont fait ce dernier choix et ont transmis la compétence à des entreprises privées, notamment au triumvirat Suez, Véolia et Saur.
Dans les plus petites agglomérations, les élus locaux ont rarement été informés du passage de la loi Brottes. A Valréas, où vivent près de 10 000 habitants, la gestion de l’eau n’est pas claire. La mairie refuse de commenter les cas de coupures qui lui sont présentés. La compétence aurait été confiée à la communauté de communes. L’institution contactée, le discours change à nouveau. La gestion de l’eau a de nouveau été déléguée, cette fois à un syndicat intercommunal des eaux. Jean Maurin en est le représentant et affirme pourtant n’avoir jamais entendu parler du cas d’Hélène.
“Mon boulot en tant que collectivité locale, c’est d’assurer une alimentation en eau potable. Pour faire simple, il est hors de question qu’on fasse crever les gens de soif”, assure-t-il pourtant. Or le manque de transparence des fournisseurs privés s’ajoute au manque d’organisation des collectivités territoriales. “Il n’y a eu aucune réactivité sur ces cas. Mais je peux imaginer que quelqu’un qui vit avec 200 euros par mois et qui est dans une situation de précarité considérable va être la proie des entreprises privées. En tant que citoyen, je suis révolté, oui.”
L’alibi des distributeurs privés
Depuis l’application de la loi, en 2014, Véolia, Suez, Saur et bien d’autres sont régulièrement condamnés. L’enchevêtrement des failles en rapport à la loi Brottes sert bien les fournisseurs d’eau. Avec une modification législative passée quasiment inaperçue, des particuliers peu informés et des élus peu concernés, les conditions d’abus sont réunies.
À Montreuil cependant, la Coordination Eau Ile-de-France commence à faire inverser la tendance. Julie Zarka tente d’armer les particuliers face aux ruses des distributeurs : « les fournisseurs se positionnent volontairement au-dessus de la loi. Ils nous expliquent que, pour eux, le législateur ne voulait pas exactement écrire ce qu’il a écrit. » Une manière efficace de justifier l’injustifiable. « Ils se permettent de ne pas respecter la loi Brottes parce qu’elle ne refléterait pas ce que le député lui-même voulait dire. ».
Autre problème : face à la petite association, le discours est bien rodé. On déplore une mauvaise interprétation des textes. «Nous, ce que nous demandons, c’est que la loi soit clarifiée. Nous ne souhaitons que la bonne gestion de l’eau », se dédouane Tristan Mathieu, délégué général de la FP2E, la Fédération Professionnelle des Entreprises de l’Eau. « Avec un texte pareil, le droit à l’eau devient finalement le droit à ne plus payer son eau. Comment devons-nous distinguer une personne qui est de bonne foi d’une autre qui ne l’est pas ? ». Un défaut qui pourrait, à terme, nuire au contribuable selon le porte-parole des distributeurs de l’eau: « Il y a un vrai risque d’augmentation des impayés. Ce que l’on ne dit pas, c’est que si les impayés augmentent, tout le monde va devoir en supporter le coût ». D’après lui, les impayés pourraient représenter l’équivalent de 500 millions d’euros chaque année. Un manque à gagner qui se répercuterait sur les factures, pour compenser les pertes. « On estime que, si le droit à ne plus payer son eau est légalisé, les impayés pourraient augmenter jusqu’à 6% par an. ».
Cette clarification demandée par la FP2E, le Sénat entend bien l’apporter. En février dernier, le sénateur UMP Christian Cambon a demandé à corriger le dispositif d’interdiction des coupures. Son amendement a été validé avec le soutien de la ministre Ségolène Royal. Les coupures pourront avoir lieu si les consommateurs se révèlent être de mauvaise foi. L’avantage de ce revirement, c’est qu’il permettra de faire parler davantage de cette initiative, victime d’une trop faible médiatisation.
Solene Oeino et Jérôme Wysocki
*le nom a été modifié
Crédit photo : Olivier Clément.